Entretien avec Mawlana Hazar Imam par La Cohorte (français)
Mawlana Hazar Imam a récemment été interviewé par Henri Weill, rédacteur en chef du magazine français La Cohorte, suite à la cérémonie de septembre dernier au cours de laquelle Son Altesse a reçu les insignes de Grand-croix dans l’Ordre national de la Légion d’honneur. L’entretien met l’accent sur des points clés tels que le rôle de l’imam, l’importance de la société civile et la nécessité de créer des institutions solides qui peuvent contribuer au développement de demain. Nous sommes heureux de publier cet entretien en français et en anglais, avec l’autorisation de La Cohorte.
(Entretien du 29 janvier 2019)
Monseigneur, vous êtes un chef d’État, mais sans État.
En fait, je suis l’imam d’une communauté internationale. Il n’y a pas d’État qui soit totalement ismaili. La communauté est située en Asie du Sud, en Asie centrale, au Moyen- Orient, en Afrique, maintenant en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Une partie était dans l’ex-Union soviétique puisqu’il y a une grande communauté au Tadjikistan. Elle s’est internationalisée depuis le décès de mon grand-père en 1957.
Comment doit-on vous considérer ? Comme un chef d’État, comme un prince, un imam ?
Comme un imam.
Quelle est cette communauté dont vous êtes le 49e imam ?
La communauté est musulmane, chiite et existe depuis des siècles. Elle est probablement aujourd’hui plus internationale que jamais. Je pense que c’est cela la grande différence avec le passé. Nous avons créé des institutions dans des pays, notamment en Occident, dans lesquels nous n’étions pas présents. Nous avons des universités, des écoles, des institutions financières dans un très grand nombre de pays qui servent et la communauté et la population locale.
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Quelle est votre ambition ? Réduire la pauvreté ?
C’est améliorer la qualité de vie et cela passe par la réduction effectivement de la pauvreté. Mais c’est aussi apporter à la population les moyens d’améliorer cette qualité de vie. C’est l’objectif. Par exemple, en essayant d’éliminer la maladie quand on peut l’éliminer, c’est construire des institutions nationales ou internationales telles que des universités, des écoles, des hôpitaux qui aident la communauté et les sociétés. Il est donc nécessaire que la communauté soit estimée, reconnue, et que ses institutions servent le pays où elle existe.
C’est plutôt inhabituel qu’un chef spirituel s’implique dans le développement ?
Pas en Islam. C’est l’une des grandes différences entre l’Islam et beaucoup d’autres religions. Ici, l’imam est responsable de la qualité de vie des hommes et des femmes qui se réfèrent à lui. Il agit dans la vie quotidienne.
Il y a beaucoup d’islams. En représentez-vous le versant social ?
Je pense que dans l’islam chiite, les imams se sont toujours occupés de la qualité de vie de leur communauté. Dans l’islam sunnite, c’est beaucoup plus dispersé parce qu’il y a une multiplicité d’imams.
Avez-vous pour ambition d’offrir justement une autre visibilité de la religion ?
C’est plus une question d’interprétation de la religion. Le 48e imam a eu des points de vue et une carrière politique immenses. Pour ma part, je n’ai pas cherché de carrière politique mais j’en fais une à travers la communauté. Elle représente une population importante dans des pays où il y a une vie politique. Et dans cette optique, notre organisation repose sur des conseils nationaux dans une vingtaine de pays, formés avec des bénévoles investis pour améliorer la qualité de vie.
Souhaitez-vous en donner également une vision éthique ?
Oui, je pense qu’avoir une population qui investit dans l’éthique est déterminant et particulièrement dans les pays démocratiques.
Vous venez d’évoquer votre prédécesseur (votre grand-père). Vous êtes donc le 49e imam. Cela fait plus de soixante ans. Que retenez-vous de ces six décennies ?
Il y a quand même des choses dont on se souvient. En 1957, la guerre froide était un problème majeur pour les gouvernements occidentaux, dans le monde... Cette guerre froide avait un impact important sur le tiers-monde. La guerre froide n’existe plus. Elle a été remplacée par d’autres visions d’État et, aujourd’hui, la question fondamentale c’est la gouvernance de qualité.
Quand on regarde le monde, on ne tend pas vers ce type de gouvernance. Au contraire, il me semble qu’il y a une régression.
Je crois que c’est une situation qui fluctue, qui n’est pas stable. C’est ce qui rend la programmation assez difficile. Les ex-pays soviétiques sont sortis de l’orbite du mur soviétique, d’autres pays qui étaient des colonies se sont décolonisés et sont evenus indépendants. Puis il y a eu toute une série d’accords régionaux qui ont leur rôle à jouer. Les institutions financières sont devenues très importantes et ont un impact sur les économies du tiers-monde en particulier. Nous vivons dans un monde totalement différent. Et l’important, c’est de pouvoir prédire l’évolution afin que les institutions d’une communauté anticipent, se préparent. C’est un travail très complexe mais passionnant. Et si c’est bien géré, ça apporte des résultats de qualité.
Ne ressentez-vous pas de moments de désillusion ?
Certainement, et des moments de préoccupation parce que souvent la désillusion est la suite d’une préoccupation. On est d’abord inquiet, puis on commence à sentir des forces qui ne sont pas nécessairement celles qu’on souhaite et on essaie d’anticiper. Un grand débat, qui existait dans les années 60 et qui reste d’actualité aujourd’hui : C’est le rôle de l’État dans la vie du citoyen.
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Vous vous substituez à travers votre fondation, à la déficience de certains États ?
Nous essayons effectivement d’intervenir là où nous pouvons le faire de manière positive, pas seulement pour les ismailis. Nous avons souvent des partenaires qui travaillent avec nous et même des partenaires au niveau international comme la Banque mondiale et d’autres institutions du genre.
C’est dans cette logique que vous êtes devenu partenaire du Forum de la Paix ?
Oui, c’est l’une des activités que j’ai eue. La paix, c’est clair, c’est quelque chose que nous cherchons à stabiliser et surtout à consolider. C’est très compliqué. Mais arriver à ce que le dialogue devienne un aspect de la vie politique quotidienne est un élément très important. Nous sommes en train d’y parvenir, mais c’est lent.
Vous intervenez au travers de votre fondation, l’AKDN, qui est l’une des plus grandes organisations de développement privées dans le monde...
Quand on regarde le tiers-monde (la communauté ismailie y est plus particulièrement présente) il faut se poser la question des gouvernements. J’ai eu toujours comme attitude de dire que la société civile doit être un élément fondamental dans la vie de toutes les populations. Il faut par conséquent consolider et renforcer celle-ci. Cela veut dire prendre les institutions les plus importantes de la société civile et les soutenir, les encourager là où on peut les aider à trouver une voie peut-être nouvelle, différente de ce qu’elles ont connu jusqu’à présent et en particulier dans le cadre de la décolonisation.
Vous souhaitez incarner une voix de la raison ?
Je ne suis pas sûr que cela soit le cas, mais j’espère que c’est une voix de la logique. Le rôle de l’imam est d’essayer d’anticiper les changements, d’aider à la construction de changements positifs. En fin de compte, c’est la force et la qualité de la société civile qui font la qualité de vie des populations.
Il semble que votre discours pacificateur, construit sur la logique, la raison, soit un discours de moins en moins entendu aujourd’hui...
Oui, c’est exact, mais je crois que c’est aussi à cause des problèmes de gouvernance, de déséquilibre dans l’économie. Les influences étrangères aussi jouent beaucoup. Nous sommes face à un monde qui évolue et qui cherche à se construire. Je suis optimiste tout en étant prudent.
Vous n’intervenez que dans les pays qui vous le demandent ou c’est vous qui en émettez le souhait ?
Nous intervenons dans les pays où il y a la communauté ou dans les pays qui nous le demandent, même s’il n’y a pas de communauté. Nous nous sommes rendu compte que les phénomènes régionaux sont très importants. Même si nous ne sommes pas présents dans un pays donné, si le pays voisin a une grande communauté, nous essayons de construire avec cet État.
Vous considérez-vous comme un bienfaiteur de l’humanité ?
Bienfaiteur, non. Bienfaiteur, cela veut dire qu’on travaille dans la philanthropie. Moi je travaille dans le cadre de l’institution de l’Imamat. Nous faisons de la philanthropie mais nous créons aussi des institutions qui sont économiques, qui ont leur propre vie économique, qui sont destinées à durer et à grandir.
En soixante-deux ans, vous avez construit énormément.
Oui, j’ai construit parce que les circonstances m’y ont conduit et que la communauté en avait besoin, mais ce processus d’évolution est un processus infini dans le même temps. Ce qui est important, c’est d’essayer de prédire l’évolution de la société et de créer des institutions qui peuvent contribuer à une évolution positive. Il est important par exemple de réduire la pauvreté le plus possible.
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C’est un combat inégal...
C’est un combat sans limite probablement. On essaie un chemin, on n’en connaît as nécessairement la fin, mais on sait qu’on est sur le chemin. Dans la santé ou les micro- crédits par exemple, nous avons les moyens de mesurer l’évolution vers une amélioration de la qualité de vie.
Vous êtes souvent consulté par des chefs d’État étrangers ?
Oui, c’est certain, surtout les pays où il y a une grande communauté ismailie ou des institutions fortes. Ils me consultent. Et c’est dans les deux sens d’ailleurs. Moi je les consulte car j’ai besoin de savoir quelles sont leurs réflexions sur l’avenir, quelle est la meilleure institution académique ou économique.
Mais en investissant, ne cherchez-vous pas à faire du prosélytisme ?
Non, nous ne faisons pas de prosélytisme. Nous pourrions, mais nous n’en ressentons pas la nécessité. Il y a certaines religions où le prosélytisme est recommandé. Nous, nous prenons l’attitude de dire que chacun fait ce qu’il veut faire. S’il veut devenir chiite, il devient chiite ; s’il veut devenir chiite ismaili, il devient chiite ismaili.
Quel est le prochain grand chantier qui vous tient vraiment à cœur ?
Je crois que la société civile aujourd’hui est très influencée par les grandes institutions lorsqu’elles sont bien fondées, stables et étendent leur influence sur la société civile. Et c’est ce que je cherche à soutenir dans le tiers-monde. Par exemple au niveau de l’éducation, nous avons des universités en Asie centrale, au Pakistan et en Afrique orientale. Elles ont une influence énorme. Nous cherchons à créer des institutions fortes pour soutenir la société. Et c’est la même chose dans la médecine d’ailleurs. Ce ne sont pas seulement les universités, ce sont aussi les hôpitaux, les banques, les sociétés financières.
Vous n’êtes pas un homme d’affaires ?
Non, mais j’ai dû apprendre ce que c’était. Nous avons nos propres institutions qui ne sont pas du tout limitées à la communauté ismailie. Nous partons de la microfinance jusqu’au financement des plus grandes entreprises. Nous essayons de soutenir l’évolution économique. Il y a des pays qui sont sortis de la pauvreté et nous devons, là où nous sommes, contribuer à cette évolution, qu’elle soit positive et stable. Et les deux choses ne vont pas nécessairement ensemble.
Évolution qui passe par exemple par l’aide à l’amélioration de l’habitat ?
Je vais vous dire pourquoi. Quand on a étudié l’évolution économique des sociétés pauvres, on s’est rendu compte que, lorsqu’une famille est pauvre et qu’elle arrive pour la première fois à mettre de l’argent de côté, elle investit dans son habitat. Il s’agit souvent d’un toit en tôle, de l’eau courante ou d’un système d’égout. C’est-à-dire que l’être humain regarde d’abord tout ce qui se passe autour de lui et de sa famille. En agissant sur l’habitat, on agit sur l’essentiel. Et cela a un impact sur plusieurs générations de la famille. C’est souvent un capital dont la valeur augmente si la propriété est bien gérée. L’habitat a un impact sur beaucoup de domaines dans la vie d’une famille. Et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu suivre l’évolution et essayé de soutenir les institutions qui aident au changement.
La culture constitue également une priorité. Vous soutenez aussi bien les architectes que la musique. Jusqu’à créer des prix...
Je m’intéresse à la musique, parce que nous essayons d’internationaliser les cultures du tiers-monde. Si nous parvenons à les faire connaître et apprécier en Occident, nous leur apportons la stabilité ainsi que la connaissance des cultures de ces pays. Et souvent, on trouve des interconnexions qui sont extraordinaires, comme dans la musique “dévotionnelle”. Par exemple, la musique d’Asie centrale.
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Vous seriez un parfait chef de gouvernement ?
(Rires...) Non, non. Disons que je travaille dans beaucoup de pays, donc on apprend. Et comme je suis là depuis un certain temps...
Cette envie est-elle toujours là ?
J’ai été éduqué dans un pays où on regarde l’évolution comme étant un phénomène de la vie du monde. Donc j’observe le plus possible, je souhaite que mes institutions regardent vers l’avenir. Parce qu’en fin de compte, anticiper c’est une qualité qui
est nécessaire dans la vie pour le plus pauvre et le plus riche. Il faut anticiper intelligemment.
Anticiper et penser à l’autre ?
Et construire.
L’humain au centre de tout ?
C’est clair. Et puis, j’ai une conviction : la pauvreté existe mais elle n’est pas incontournable. Mais il faut avoir le courage de l’analyser et de comprendre. Il y a quelques années, nous avons réalisé une analyse de la démographie ismailie et nous nous sommes rendu compte que la plus grande contribution à la pauvreté des communautés pauvres, c’était l’environnement. Des communautés sont nées et vivent dans un endroit de notre univers où la vie humaine ne peut pas être soutenue par l’économie locale. Lorsque nous sommes parvenus à cette conclusion, nous avons recommandé à ces communautés de se réorienter et d’aller s’établir ailleurs. Il y a des endroits sur notre globe où la vie humaine est insoutenable. Et s’il y a des communautés qui, pour des raisons historiques, y vivent, vous savez qu’il n’y a aucun avenir. Ce n’est pas subjectif, c’est une vérité économique. Nous devons le dire aux gens et, à partir de là, nous cherchons à développer des moyens pour aider leur transfert. Il y a des pays où la communauté voilà cinquante ans, vivait dans des conditions très délicates et nous avons dit “écoutez, prenez votre temps, ce n’est peut-être pas la génération d’aujourd’hui, mais la génération de demain. Éduquez- vous, préparez-vous pour aller vous établir ailleurs”.
Ces constats sont douloureux ?
Oui. Surtout déplacer des communautés représente toujours un problème. C’est une décision que vous prenez sans le vouloir. Les circonstances vous y obligent. Si les éléments que vous pouvez mesurer vous démontrent que la qualité de vie n’est pas possible, vous êtes obligés d’en tirer une conclusion. Alors, vous préparez la jeune génération avec l’éducation, c’est- à-dire la langue, les connaissances techniques. Là, il ne faut pas être subjectif. Il faut être rigoureux et même assez dur quelquefois. Parce que les communautés ne se déplacent pas toutes seules. Il faut préparer l’endroit où elles vont s’établir, créer des institutions, des écoles, des institutions financières pour qu’elles puissent s’installer. Nous l’avons fait comme par exemple au Tadjikistan.
Monseigneur, vous êtes considéré comme un homme de bien ?
C’est le rôle de l’imam, pas seulement le mien.
C’est votre vision...
Je pense que c’est la vision correcte d’un imam.
Pourquoi avez-vous choisi comme siège de votre Imamat le Portugal ?
L’Imamat est une institution qui est à l’origine orientale. Et je voulais que celle-ci ait un siège dans un pays occidental qui pouvait reconnaitre l’institution religieuse qu’est l’Imamat. Le Portugal est un pays qui a signé le Concordat avec Rome. Il y avait donc un précédent qui me permettait d’avoir un Concordat quelque peu similaire avec un état occidental.
Pourtant, vous êtes profondément français, francophile du moins...
Oui... J’ai fait une grande partie de mes études en français et je vis en France. Nous avons des rapports extrêmement cordiaux avec l’État mais il n’y a pas un Concordat tel qu’il peut y en avoir avec le Portugal.
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Vous possédez des ambassades dans beaucoup de pays, mais pas à Paris ?
Non, mais nous avons un accord avec le gouvernement français et nos institutions fonctionnent en France dans le cadre de cet accord qui engage l’Imamat.
Vous vous êtes également beaucoup engagé à et pour Chantilly. Pourquoi ?
C’est une tradition chez nous. Beaucoup de personnalités de l’Imamat dans l’histoire ont contribué à la qualité de vie de l’endroit où ils vivaient. C’est une tradition que j’ai appliquée ici.
Vous êtes également connu de par le monde par les chevaux. Vous possédez 700 pur-sang ?
Je ne sais pas si c’est le nombre aujourd’hui, parce que cela varie selon la période de l’année. C’est en fait une activité dont j’ai hérité. C’est mon grand-père qui l’a créée d’abord en Angleterre puis en France. Mon père l’a reprise et à sa mort, la famille s’est demandé si nous voulions continuer cette activité ou pas. Elle a décidé qu’on essaierait de continuer cette tradition. Elle est très courante dans le monde musulman. C’est une activité passionnante.
Vos jockeys portent une casaque verte et des épaulettes rouges. Pourquoi ?
Ce sont les couleurs de la famille. Mon grand-père avait le marron et le vert en Angleterre, et le rouge et le vert en France. J’ai gardé les deux.
Votre père et votre grand-père faisaient souvent les unes des journaux. Vous cultivez davantage la discrétion...
Je crois qu’en tant qu’institution musulmane en Occident, je peux être plus efficace sans être constamment dans la presse. Il n’y a pas de logique pour moi d’être dans la presse. Lorsqu’il y a des problèmes, j’essaie de pouvoir les résoudre en discrétion. Je n’y arrive pas toujours, mais en général, elle m’a bien servi.
Vous êtes grand’croix de la Légion d’honneur. Que représente cette distinction pour vous ?
C’est une reconnaissance à laquelle je suis très attaché. La France a accueilli mon grand-père, mon père, mon frère, mon oncle et moi-même. C’est un pays qui nous est très cher.